samedi 3 décembre 2011

VAN GOGH. Les « Souliers ». UNE LETTRE DE JEAN-CLAUDE LEMAGNY.

Ayant lu mon petit livre sur Van Gogh et la controverse Heidegger, Schapiro, Derrida (« l’être de l’étant » de la tatane de Van Gogh), Jean-Claude Lemagny m’envoie une belle lettre, dont il m’autorise à reproduire ici l’essentiel.

16 novembre 2011
Jean-Claude Lemagny
à Florence de Mèredieu

Depuis longtemps j’ai été intrigué par ce discours nul de Heidegger sur les Souliers de Van Gogh.

Heidegger part simplement, profondément, de ce constat qu’une œuvre d’art est une chose. Une chose qu’elle est, pas une chose qu’elle représente. Mais dès qu’il prend son exemple des Souliers de Van Gogh, Heidegger dérape et bifurque d’une façon surprenante de la part d’un philosophe aussi averti. Il se met à parler non pas de la « chose » qu’est le tableau de Van Gogh (ses traits, ses couleurs, sa texture) mais de la chose que furent ces souliers. C’est là sortir totalement de son sujet. Et de nous faire rigoler avec des considérations socialo-sentimentales qui ne sont peut-être pas totalement ridicules par leur contenu mais par leur évasion du véritable propos, que Heidegger reprend ensuite dans le cours d’une méditation que je considère comme étant peut-être la plus vraie et la plus forte qu’un philosophe ait eue sur l’art. […]

En esthétique nous sommes peut-être condamnés à être toujours en dehors du sujet, par la nature des choses. La seule façon de penser l’art c’est d’en faire. Alors que faisons-nous, chère amie, avec nos idées incertaines et nos mots fuyants ? Nous faisons ce que nous pouvons pour rapprocher les gens du moment où ils se mettront devant une œuvre d’art. Pour de bon. La phrase poignante de Giacometti : « Un jour je me mettrai devant un arbre. » On meurt avant.

Ne nous moquons pas des « chemins qui ne mènent nulle part ». C’est la définition de toute philosophie. Vous le dites. Le philosophe est toujours en chemin. Il n’y a pas de résultats en philosophie. « Je ne cherche pas, je trouve », dit Picasso. C’est le philosophe qui cherche.

Schapiro dit que les souliers appartenaient à Van Gogh. C’est probable qu’il ne les avait pas volés. Une analyse des Souliers comme évoquant le vécu de Van Gogh est encore plus faible que de fantasmer une « paysanne » comme Heidegger.

Je fais une hypothèse peu crédible : ce sont les souliers de Madame Heidegger ! J’ai vu une photo de Mme Heidegger dans son jardin. C’était pas une pin up. On imagine qu’elle avait des souliers comme ça : femme de bûcheron.

Pour un artiste toute œuvre est gagnée contre lui-même, sinon c’est un pauvre type. « S’exprimer » : quelle posture grotesque ! Les biographies, toute la sociologie n’ont jamais rien expliqué. Elles replongent l’artiste dans cette pauvre vie qu’il a essayé de surmonter.

« C’est le tableau qui a parlé » dit Heidegger. Les tableaux ne parlent pas, ni au propre ni au figuré, pas plus au figuré qu’au propre. C’est l’auteur du tableau qui, éventuellement, parle à travers lui. Mais c’est alors en dehors de la question. Le silence du tableau, au contraire, nous remet au cœur du réel qui, lui non plus, ne parle pas, ni au propre ni au figuré. Ce silence commun au tableau et au réel (où le tableau est « chose » parmi les choses) nous conduit au centre de l’art, en supprimant toute communication. Mon rapport au tableau est tout le contraire d’une communication. L’art comme communication est le cancer de l’art contemporain, dit Lamarche-Vadel. Nous ne pouvons avancer dans ce qu’est l’art qu’en opposant « communication » et « présence ». le réel ne communique pas, il est présent. […]

« L’histoire de l’art se borne à encadrer son objet ».Bien dit, Mme de Mèredieu. Je m’en servirai. « Se tenir comme une ombre au-dessus du néant. » (Paul Cézanne) […]

« Le tableau : jamais les discours n’en tiendront lieu. Le discours jamais ne peut prendre possession de l’œuvre. » Comme je suis d’accord avec vous ! L’ennui c’est qu’il faut du discours pour le dire ! Pauvres mots ! Mais il faut faire avec.

Réponse de Florence de Mèredieu.

- Les Mots ! – Oui les mots sont de pauvres, de « fuyants » instruments. Mais, en même temps, quelle merveille ! J’adore les mots, leurs glissements, leurs transformations, les mondes qu’ils permettent d’échafauder. La « tatane », ce terme qui figure chez Alfred Jarry, dans l'Almanach illustré du Père Ubu, permet ici de tout bousculer. De voir le monde et la peinture autrement.

J’apprécie grandement votre hypothèse concernant les « souliers de Mme Heidegger ». Cela permettrait de comprendre cette obsession de la femme qui ne cesse de se manifester au travers de ces « Souliers » que notre philosophe considère comme des chausses de paysanne. Quelle aubaine pour les psychanalystes ! Et pour les feuilletonistes. – Mais ceci, bien sûr, est « hors sujet ». Nous en sommes d’accord.

Un grand merci pour l’ensemble de ces réflexions qui « renouvellent grandement » (comme aurait dit Borges) les mérites de mon mince opuscule.

* Jean-Claude LEMAGNY
Conservateur au département des Estampes et de la photographie de la Bibliothèque nationale de France. D’abord chargé de la gravure française du XVIIIe siècle, il prend, en 1968, la direction du Service de la photographie. Créateur de la galerie de photographie à la Bibliothèque nationale de France en 1971. Commissaire de nombreuses expositions consacrées à la gravure et à la photographie.

"L'être de l'étant" de la tatane de Van Gogh

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